C'est étrange... aucune présence capable d'éteindre les incendies, très peu de policiers, et cette poignée de monstres enragés mordant jusqu'à l'os la dignité des cent mille autres manifestants... C'est étrange et révulsant.
Ils ont cassé notre manifestation.
En déchargeant leur haine sur les biens de ces pauvre gens, ces groupuscules masqués venus... d'où? D'anvers et de Gand, nous dit-on, ont permis à la presse nationale et internationale de se plonger entièrement pendant toute la durée de la manifestation dans une image de guerre civile en guise de conclusion d'une manifestation qui fut en réalité dans tout son ensemble pacifique. Ils ont permis aux opposants au droit de grève et à la manifestation, à ceux qui se positionnent avec une audace sans vergogne aux droits fondamentaux des travailleurs d'un pays de se faire entendre face à un gouvernement qui ne les représente pas et pour lequel ils n'ont pas voté, de décharger, à leur tour, leur haine féroce sur les réseaux sociaux: nous sommes, manifestants, devenus des "rouges", des "paresseux", des fainéants" qui "cassent" au lieu de "travailler" pour "faire fonctionner l'économie". C'est clair: la presse n'est plus la seule capable de sensationnalisme. Le monde cyber prend le relais: la soif d'informations instantanées sans analyse journalistique de qualité est le terreau des opinions extrêmes, de la haine sans intelligence ni recul. Nous nous croyons libres. Nous n'avons jamais été aussi manipulés.
Tout le monde ne travaille pas dans une entreprise, et depuis longtemps, tout le monde sait très bien que travailler ne rend pas riche. La sueur du peuple dans la rue a une autre odeur que la vôtre, messieurs les "moi aujourd'hui je travaille". Elle sent la douleur, la détresse de ne plus parvenir à boucler la fin du mois, de ne plus arriver à payer les factures, les activités des enfants, la culture et un petit voyage modeste. Elle sent la fatigue extrême de ceux qui font fonctionner les fondations d'une société, celles-là même qui constituent les fondements d'une civilisation: l'éducation, la santé, la culture. Ces valeurs ne sont ni des marchandises, ni des produits. Elles ne sont pas à vendre ni à acheter. Elles sont les éléments de cimentation d'un peuple.
Hier, jeudi 6 novembre 2014, lors de cette première manifestation nationale, nous étions plus de cent mille personnes dans les rues de Bruxelles pour dire qu'elles existent encore, ces valeurs, et que le très ésotérique système financier dans lequel nous vivons ne nous convient pas, ne nous a jamais convenu. Nous étions dans la rue pour protester contre l'égorgement de la solidarité qui fait de notre société un monde où le partage des richesses qui sont les nôtres et pas les vôtres, messieurs, permet à tout un chacun de se serrer les coudes dans un monde de plus en plus inégal. Lorsque nous sommes au travail, messieurs, notre portable est éteint, et nous ne sommes pas sur les réseaux sociaux en train de déverser la haine de l'autre dans la totale immunité que donne l'instantanéité des opinions jetées sur la toile par n'importe qui, n'importe quand, n'importe où, sans le précieux recul permettant l'analyse juste d'un événement. Cette analyse juste, malheureusement, n'existe pas dans notre presse: pas une seule image des différentes parties du cortège, que du contraire: on montre la "masse" vue d'hélicoptère, et les regroupement de partis politiques... Aucun média n'a relayé la vraie manifestation.
Et pourtant...
Hier, une foule humaine colorée à marché sur Bruxelles: des pères et mères de familles, et une multitude de travailleurs. Jamais autant de personnes dans une telle diversité ne se sont réunies autour de mêmes valeurs, beaucoup plus rationnelles que votre ésotérique despotisme de la finance vénérant l'autel du Dieu OR, messieurs:
Les besoins fondamentaux de l'humain, simplement: se nourrir, se loger, se protéger, pouvoir éduquer ses enfants dans la dignité, accéder à la santé, à l'eau et à un environnement décent, à la culture et aux loisirs.
Qui était donc là que personne n'a montré, puisque le cyber-monde et les télévisions ont passé toute la durée de la manifestation à "observer" la casse se déroulant HORS-CIRCUIT, bien plus loin que le lieu de dispersion de la véritable manifestation?
Il y avait le monde associatif: Le centre pour l'égalité des chances, les ONGs (11 11 11 et des dizaines d'autres...), les théâtres dont Bozar et la Monnaie (qui a perdu un tiers de ses appuis à la culture), les associations culturelles de Bruxelles (Pianofabriek et bien d'autres asbl éducatives) étranglées par le manque de soutien d'un état de droite boulimique d'argent et de pouvoir. Il y avait des milliers d'enseignants tous syndicats confondus, les employés du public et ceux du privé, les rouges, les verts, les bleus et toutes leurs sous-branches, venus de toute la Belgique. Il y avait tous les hommes et femmes qui travaillent et suent sans doute beaucoup plus que vous, messieurs, le col serré par la cravate de la bonne conscience. On y retrouvait cette mère de famille caissière au Delhaize, la corde au cou, ces hommes qui ramassent vos poubelles imondes dans le froid et sous la pluie, et encore, les étudiants qui devront attendre que mamie et papi s'écroulent d'épuisement sur leur lieu de travail pour pouvoir prendre leur place. Il y avait même des gars de la RTBF contraints au très "in" "free-lance" et, figurez-vous... ne vous en déplaise... des travailleurs "sans papiers"à la démarche timide et souriante, ces gens qui doivent vous être souvent bien utiles... Francophones et neerlandophones se serrant la main fortement.
Ces hommes et femmes toutes générations confondues ne tirent aucun bénéfice de vos nouvelles mesures présentées avec l'autorité unilatérale des réformes théocratiques. Ils n'ont ni voiture de société polluant nos espaces de vie _ce cancer qui nous suffoque_ ni comptes à l'étranger, et n'éprouvent pas le désir de faire partie de ce monde néo-libéral de l'individualisme suprême reposant sur la doctrine du "mérite".
Le jour où il n'y aura plus de théâtres, plus de spectacles, plus d'art ni d'artistes, le jour où la création sera définitivement remise au service du marché et réduite à un produit de consommation, le jour où l'homme sera réduit au statut de consommateur-producteur uniquement, vous pourrez alors dénouer votre cravate pour vous asseoir devant votre série américaine en savourant vos accords de libre échange.
Mais ce n'est pas pour tout de suite.
Maudits casseurs.
Vous avez cassé notre manifestation. Vous nous avez brisés. Vous avez servi les nantis et tous ceux qui prétextent une "réforme" par un retour en arrière, au temps où les syndicats étaient "illégaux", et le droit de manifester inexistant. C'est pourtant le seul moyen qui nous reste dans un monde froid de finance et gris de déshumanisation. C'est le seul, et s'il existe d'autres moyens pacifiques d'agir, nous les mettrons en pratique, soyez-en sûr.
"Lorsque l'injustice devient un droit, la résistance devient une obligation".
Bertold Brecht
Constance Cunha
Bruxelles, à l'aube du 7 novembre 2014.
