Indiens Awa Guajá du Brésil: génocide d'aujourd'hui

"Lorsqu'il ne restera plus un arbre sur terre et que toutes les eaux seront insalubres, l'homme verra que l'argent ne se mange pas"
Proverbe indigène

J’ai la rage.

C’est une vilaine rage, celle des transbordements, des débordements, des excès et de la révolte. Peut-être a-t-elle quelque chose à voir avec la force de ces hommes et de ces femmes qui soulèvent barricades, affrontent balles et jets de pierres quelque part en Orient ces jours-cis. 

Elle a une odeur de sacrifice.

Assise dans la chaleur épaisse et anesthésiante du dernier wagon du train quotidien qui me mène à mon travail, après avoir peinturluré mon visage fatigué afin de rendre ses contours plus présentables à mon public quotidien de jeunes adolescents attendant avec une impatience naturelle l’effervescence du printemps, je prends entre mes mains encore tremblotantes de sommeil la petite gazette du jour. Ce n’est pas un grand journal, non. Ce n’est pas du journalisme; à peine un rapport d’actualités jeté à même le papier, truffé de fautes de syntaxe et d'orthographe.
Entre l’horoscope et les « divers », sous la rubrique des « topics », mon regard s’englue sur un titre qui soudain fait chauffer mon sang: « Un peuple Indien menacé de disparition ».
C’est un communiqué de l’ONG Survival International.
Tout d’abord, l’introduction surprend : « Rio de Janeiro ». Ensuite, je reconnais directement à la photo qu’il ne s’agit pas des Indiens décrits dans le texte, lequel expose en quelques lignes d’une froideur implacable la prochaine disparition du peuple Awa Guajá. La photo représente une tribu récemment « découverte » en Amazonie péruvienne.


Je replace dans ma tête les Awa Guajá dans leur état d’origine, à savoir: le Maranhão, dans le Nord du Brésil, État où j’ai vécu six ans de ma vie, et dont est originaire mon mari.
Sans doute que le communiqué provenait de Rio. De toute façon, pour beaucoup de gens dans le petit pays où je vis, le Brésil se résume à Rio et à São Paulo, métropoles situées toutes deux à une distance« style » Bruxelles-Namur. Le Brésilien dans son cliché exporté se saoule de Bossa Nova, ne jure que par la caipirinha, joue au foot tous les jours, bosse peu, se roule dans le sable de Copacabana et « bouffe» de la jeune femme en string qui se trémousse sur des rythmes effrénés que nous jetons tous dans le gros sac du « carnaval ». 

Ah oui, j’oubliais le cliché le plus solide, celui qu’on me sort à chaque fois que je reviens du Brésil : l’ombre du cocotier…ouiiiii ! Le cocotier, fantasme de l'Europe du nord ! On en vend plein en Orient et en Afrique à l’agence du coin de ma rue, des ombres de cocotier ! Summertime cinq étoiles, yessssss !

Donc, je replace géographiquement les Awa Guajá à 3800 km au nord de Rio, dans les deux dernières parcelles de jungle du Maranhão : la réserve du Carú et celle du Alto Turiaçu.
Je relis l’article trois fois.
Oui, c’est bien ça : les Awa Guajá, dernier peuple de chasseurs-cueilleurs du monde, et bien, ils sont en train de crever.
Je pourrais passer outre. Ça ne passe pas. Je me sens mal.

Ils meurent sous les balles des braconniers, des bûcherons, des envahisseurs de terres en tout genre, dans un « far-west » sans loi, où la cupidité et la corruption sont gages de survie. Ils crèvent dans le dernier État du Brésil dominé par une oligarchie toute-puissante orchestrant elle-même les invasions illégales et le déboisement de parcelles de forêts grandes comme nos nations d’Europe, une oligarchie de droit divin, quasi sacralisée, lettrée et raffinée dans sa plus abjecte criminalité. L’État paradis terrestre dont le cœur est chaque jour trituré un peu plus par la corruption, la violence, le non-respect des droits de l’homme, le non-respect de tout, de la vie à la vie, en passant par la mort, est saccagé. Là, au sein même d’une « réserve » forestière abritant moins de deux centaines d’individus encore nomades, a lieu depuis des décennies un pillage des ressources naturelles, un massacre de la faune et de la flore. C’est la destruction complète de la dernière forêt amazonienne du Maranhão, territoire autrefois couvert d’arbres à plus de quatre-vingt-cinq pour cent de toute sa superficie.

Les Awa Guajá sont en train de crever de faim, de soif, de maladies et de violences.
C’est normal: "Un bon Indien est un Indien mort". Et au Brésil, pays du « métissage », rien de tel qu’un fils d’Indien pour tuer un « vrai » Indien. Faut bien évoluer, et c’est le blanc qui est en haut de l’échelle, pas le rouge, et encore moins le noir. Pour changer ça, il faudrait faire comme en Tunisie ou en Egypte, foutre un coup de pied au cul de l’élite brésilienne blanche encore au pouvoir partout. Il ne suffit pas au noir ou au rouge d’être bardé de diplômes et de s’habiller en pingouin pour « monter » dans les sphères du pouvoir, il faut encore qu’on puisse lui faire confiance pour autre chose que la samba ou le foot, nom de Dieu !

Donc, les Awa Guajá sont condamnés. Là, ce n’est pas un secret, ni un scoop. Mais tout le monde s’en fout, surtout les lecteurs de la gazette de ce train, lobotomisés par l’i-pod, l’i-phone, l’i-pad, l’i-tech etcetera.

CELA SE PASSE EN TOUTE IMPUNITÉ, SOUS LES YEUX OUVERTS DES GOUVERNEMENTS D’ETATS ET DU GOUVERNEMENT FEDERAL DU BRESIL DEPUIS DES ANNEES.

.. Marre de signer des pétitions... marre des clichés à la con et de la vérité occultée, de tous ces mensonges, ces histoires et mythes qu’on joue à se raconter sur le Brésil partout. Marre de l’hypocrisie. Basta !!!!!!! Chegaaaaaaaa !!!!!!!!
Ce matin, j’ai envie de hurler de rage, de casser les vitres de ce compartiment qui m’emprisonne, de catapulter mon corps au-dessus de cette terre sans espaces de libertés et de devenir un gros nuage gris rien que pour faire encore un peu plus râler les gens !
J’implose et comment exprimer ça ????
Je me dis parfois que certaines choses sont inévitables, que certains destins sont écrits, et que l’homme mange l’homme. L’homme est mauvais en soi, tout compte fait, car le bonheur de l’un fera toujours le malheur de l’autre. Je fais partie de la génération qui doit freiner sec.
Un certain pessimisme finit par me rassurer. On mourra tous un jour, oui, et cela doit être écrit quelque part, qu’une poignée d’Indiens au fond d’un jardin de forêt encerclé par les bulldozers se trouve marquée au fer rouge : 

CONDAMNES À CREVER CAR OBSTACLE AU PROGRÈS.

Seulement voilà. Après tous ces périples entre Europe et Brésil, entre Brésil et Brésils, je ne suis toujours pas convaincue du bien fondé des valeurs de la civilisation occidentale. Non. Pourtant j’en suis l’enfant et un exemple vivant. Un être humain en permanente distorsion interne, ce que j’assume à condition de me laisser un exutoire.
Je ne vois pas le bonheur dans l’accumulation de biens matériels, ni l’émancipation dans la notion « d’emploi » que je n’associe pas à celle du travail. Je ne vois pas non plus la félicité dans la spéculation, la finance, la course à la consommation, la propriété privée, le refus de vieillir et de céder sa place à la jeunesse, la peur du risque, le nombrilisme, l’abandon, la solitude, la dépression, l’arrogance, la frustration, l’agressivité et l’individualisme conventionnels. Je ne comprends toujours pas le sens de ces questionnements stupides qui m’ont toujours rendue dingue et qui constituent la seule manière d’aborder l’autre en occident : « qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu vas faire ? », ces tentures occultant nos rigides jugements de valeur, et qui en réalité veulent clairement dire « Tu gagnes assez d’argent pour être heureux ? Tu gagnes assez d’argent pour rendre heureux ? ». Nous abordons l’autre par l’enquête interrogative, trop pressés que nous sommes pour prendre le temps de vivre ensemble, de se découvrir avec le temps qui passe en permettant une vraie rencontre.

Pourtant je cherche à comprendre. Mais ma conclusion est que je tire mon bonheur plus intense de ce qui ne me rapporte rien de matériel. Une nature plus riche que les semblants de végétaux qui m’entourent serait à même de m’apporter la matière première à fabriquer ce bonheur. Mais il faut « vivre avec son temps ». Je suis donc démagogue, comme tous les bobos bios à vélo. Je continuerai et je le jure, toute ma vie, d’admirer les nations indiennes du Brésil pour l’absence de culte de l’avoir dans leurs sociétés. Elles s’opposent en tout à l’homme blanc. C’EST UN DES PLUS GRANDS CHOCS CULTURELS DE L’HISTOIRE DE L’HOMME.

Nous sommes toujours aussi pâles, aussi tristes, pleurnichards, ronchons, malades, pas propres sur nous, et emplis de cet insupportable sentiment de supériorité intellectuelle qui nous donne cet arrogant droit de juger tous les peuples du monde.
Nous les étudions pour en parler entre nous, nous les enregistrons pour caser leurs chants dans des collections que personne n’écoute, nous écrivons quantité de salades indigestes sur tel ou tel aspect de leur fonctionnement social et cela fait de nous un docteur en machin, ou un maître en brol bidule et on se croit plus intelligents que le reste du monde, à qui l’on fait la morale quand ça nous arrange. Cela nous donne un grade social et rassure notre entourage. Nous sommes des paons qui font la roue avec des plumes qui ne sont pas les leurs. Le gars qui scie le tronc des arbres est un crève-la-faim. Les autres n’ont pas d’excuses, et nous non plus.
Nous sommes sans doute pour les Indiens une espèce d’extraterrestres ; super dotés technologiquement et intellectuellement mais complètement vides de chaleur humaine, ignorants notre conscience et le corps qui nous soutient, et totalement dépourvus d’humilité. Cela ne nous empêche pas de la prôner religieusement, l’humilité. Elle s’associe dans sa forme dérivée à la charité. Au niveau international, on l’appelle aussi la 

« coopération ».

Avec tous ces cordons ombilicaux en plastic pendouillant à nos oreilles, nous ne savons toujours pas communiquer. Nous sommes des imbéciles qui n’ont rien compris et qui ne sentent plus rien, ni le froid agréable de la neige « chaos sur les routes », ni le vent « risque de tempête » la pluie« crachin », la chaleur « canicule », les parfums, odeurs et chants d’oiseaux, le temps qui passe et qu’on ne « prend » plus. Les rides sur nos visages pâles sont les seules à nous rappeler qu’il file.

CE NE SONT PAS LES INDIENS QUI SURVIVENT, C’EST NOUS !

« On ne va tout de même pas retourner vivre dans les forêts », me dit un collègue indigné par ma révolte. Non. Bien sûr, et il ne s’agit pas de cela, pas du tout. Mais ce n’est pas une raison pour croire qu’on pourra survivre sans plus un arbre sur terre. Je parle d’arbres, pas d’arbustes européens, mais de géants démesurés. Au fait, les poteaux de stationnement de la ville où je vis sont en bois exotique amazonien, c’est d’un charme tout brabançon !!! l'Europe continue d'acheter du bois exotique en provenance du Brésil alors que tout le monde sait que les certificats d'origine durable sont achetés et que ces arbres proviennent de terres fédérales où la déforestation reste en théorie interdite. L'ONG Greenpeace dénonce ce scandale depuis longtemps mais en vain... Nos balises urbaines et meubles de jardin ont sans doute plus de valeur pour nous que l'avenir de nos enfants, ou que le mode de vie d'une poignée d'indigènes.

« On ne peut pas arrêter le progrès », me dit un autre, brésilien cette fois, la main sur le capot de sa nouvelle golf. Non, bien sûr. Ce n’est pas aujourd’hui que la présidence brésilienne va laisser tomber le PAC... Ce foutu  PAC  ("Plan d’Accélération de la Croissance" , ou du "Capitalisme", c’est comme on veut) qui détourne les fleuves, creuse des trous de la profondeur du canal de Panama en pleine Amazonie, rase les biotopes rares pour les remplacer par des déserts verts de soja transgénique, des tapis d'eucalyptus ou de palmiers à huile, des sidérurgies au charbon de bois, des usines d’aluminium rejetant des tas de saloperies dans les fleuves et rivières et des centrales hydro-électriques de la taille d’une ville d’Europe. On a bien besoin de bagnoles encore, non ? Et les avions ?!? Trente pour cent de passager en plus d’ici 2014 ! Les fabriques d’agro-carburants à base d’alcool de canne à sucre sont les plus grandes usines d’embauche de main d’œuvre esclave du pays. Ça arrange bien les affaires européennes, c’est super d’investir au Brésil aujourd’hui ! Ratiboisons les territoires des Indiens Guaranis dans le sud du pays, cette fois. Mais là, le problème se résout de lui-même. Les Guaranis sont atteints d’épidémies de suicides, et leurs enfants refusent de se nourrir, se laissant crever sans que rien ne puisse être fait pour les sauver. De toute façon, rien n’est fait, et à part une poignée d’anthropologues et de cinéastes trop émotifs, personne, au pays de l’émergence économique, ne versera de larmes pour ces individus réduits à l’asservissement, dépouillés de tous leurs droits fondamentaux à la (sur)vie.

Je me souviens de ce scientifique éminent, un chercheur du Mato Grosso do Sul qui s’est immolé par le feu 
en ce début de XXIème siècle pour protester contre la politique agronomique du pays et le plan de construction de dizaines d’usines d’alcool destiné au carburant. Il n’a pas fait la une de l’actualité. Il est mort pour rien, brûlé vif aspergé de ce même alcool. Il ne sera pas martyr, comme ce frère tunisien qui a fait bouger tout l’Orient en moins de trois semaines. Certains hommes ont un sens de la fraternité qui force le respect. Oublions un instant les fondamentalistes et nos clichés paranoïdes.


Non, le Brésil ne va pas "mieux". Dans dix ans, on y bouffera tous de la viande tous les jours, on aura tous une bagnole, et le pétrole jaillira du littoral de Rio que l’on percera de toutes parts sous une couche de sel dans les entrailles de la mer. Ça fait des investissements. Chouette, des "emplois"! J’imagine déjà le cul de la garota d’Ipanema englué dans le pétrole d’une marée noire accidentelle. Dans quelques temps, les touristes s’exiteront plus sur Lady Gaga la Globale passée au bistouri que sur la carioca pleine de cellulite OGM.

On attend que les Awa Guajá crèvent.
Le dernier peuple libre de la terre, qui ne connaît pas la propriété privée et ne pratique pas l’agriculture, qui a toujours vécu dans l’équilibre et le respect de son environnement, qui n’a jamais enfreint aucune loi, ni celle des rouges, ni celle des blancs, ces maudits blancs qui saccagent l’Amérique latine depuis qu’ils y ont mis les pieds. Les Awa Guajá ne "rapportent" rien. Ils ne sont pas "productifs". Ce sont donc des êtres humains "inutiles", selon les dominants. Après cinq cents ans d’erreurs, la dernière occasion de s’agenouiller pour se remettre en question nous file entre les doigts. On peut dire qu’on est coriace.

J’ai la rage contre l’impunité, les massacres, l’indifférence, le confort des élites au pouvoir, le non-respect des lois, contre toute cette violence que nous avons sentie lors de notre séjour en terre du Carú en 2009. Théoriquement, la terre du Carú constitue 117 000 hectares de forêt, mais plus de la moitié est saccagée. La destruction a connu une accélération considérable en 2009, et la tension était palpable. Cette réserve était « gardée » par des Indiens Guajajaras armés jusqu’aux dents. Ceux-cis, avec qui nous travaillions à l’élaboration d’un registre de chants rituels, nous parlaient des Awa Guajá du centre de la réserve, de leur désespoir, de leur fuite toujours plus loin, devant les tracteurs, camions et mitrailleuses des bûcherons. Ils en parlaient comme si c’était eux, les "vrais" Indiens, les derniers "vrais" hommes à protéger. 

Qui dirait ? Des peuples autrefois ennemis qui aujourd’hui se soutiennent dans la survie face au prédateur ! De temps en temps, on retrouve un cadavre d’Indien dans la forêt : un corps à la recherche d’eau, mort de soif de ne pas être arrivé à temps à la rivière. On retrouve des hommes criblés de balles, des pères de familles sur la défensive, à la recherche d’un gibier qui se fait rare, des enfants éventrés par une pointe de fusil.

MAIS TOUT LE MONDE S’EN FOUT. LA JUSTICE NÉOCOLONIALE EST BLANCHE.

J’oubliais : Les Awa GuajÁ ont déjà eu un contact avec le monde "civilisé".
Ils ont refusé de s’y intégrer, le jugeant inhumain. De toute façon, ils mouraient tous de grippe. Nous sommes des maladies ambulantes. Le contact avec l’air que l’on respire suffit à provoquer la mort. Les Awa sont repartis vers la jungle pour y vivre volontairement sans contact aucun avec le monde des blancs. La loi fédérale du pays est censée les protéger. Mais le blanc n’est pas comme eux. il ne respecte pas ses propres lois.
Le monde des blancs est extensif. il bouffe tout et ne tolère pas celui qui ne pense pas comme lui. Il a besoin de pomper les ressources de l’autre, de s’appuyer sur elles pour pouvoir survivre. Il ne s’en sort pas sans le confort, la surproduction, l’accumulation de richesses, le gaspillage et la pollution. Il se détruit car voue à la disparition pure et simple les richesses constituant le socle de sa survie. C’est un "monde sangsue", simplement suicidaire. Il se veut rationnel, mais sa base est des plus obscures, des plus occultes... Il voue un culte spectaculairement irrationnel au Dieux "Or" et "Argent"! D’ailleurs, il faudrait quasi cinq planètes terre pour subvenir aux besoins du monde entier si celui-ci se mettait à consommer comme le petit pays où je vis le fait. Quoi ? C’est dur ? Tu trouves que c’est dur la Belgique ?!?! Plus de quatre fois les ressources de la terre et tu trouves que tu n’es pas assez riche ?!?!

Les dernières occasions de changements sont en train de passer sous le nez de l’homme blanc.
Les Awa Guajá crèvent aujourd’hui. Ça ne changera pas le cours des choses, ni perturbera nos petites vies bien réglées entre nos petits trajets en voiture, les sucreries des enfants et notre compte en banque d’Européens nantis. Ça ne changera rien non plus au plan de croissance des Brésiliens (blancs, ou qui veulent le devenir, selon un autre plan national ; celui de la couleur comme degré d’ascension sociale). Ça change quoi, en fait, qu’il n’y ait plus de forêts, ni de poissons dans les fleuves en aval des barrages ? En Europe, on bouffera tous du bœuf importé, du poulet, des cochons et des lapins nourris à la farine de soja transgénique. On roulera tous en bagnole avec le pétrole de Rio, ou d’ailleurs si les Arabes le veulent encore bien, et l’on s’excitera encore sur les fesses des nenettes que le pays exporte comme drapeau national ! Vive les jeux olympiques "gouffre de corruption", la coupe du monde de foot, ses expropriations et répressions, et les concessions de la gauche aux requins blancs brésiliens. Qui sont-ils ? Eh bien, les descendants de cette maudite caste qui un jour a vu dans l’exploitation de l’homme par l’homme l’avenir d’une nation, celle qui s’est enrichie sur la main d’œuvre esclave noire et qui ose encore regretter son Eldorado disparu ! Seulement, le cycle d’exploitation actuel ne prévoit pas de succession.
"Durable" ? Cékoissa ? Ici, il ne s’agit plus des cycles du café, du coton, de la canne à sucre ou du caoutchouc. Il s’agit de terre stérile, de désertification et de sécheresse appartenant à l'ère "post-transgénique". C’est un peu triste pour le territoire le plus riche en eau douce du monde, qui habrite le poumon arboricole de la planète et ses médicaments, ainsi que la plus grande diversité biologique du monde, non ? J’oublie encore les engrais chimiques, qu’on interdit ici, mais qui sont tolérés là-bas, et qui reviennent donc par ici un beau jour.

Les Indiens, eux, avaient vu tout cela venir. Ils ne se sont jamais asservis. Ils préféraient la fuite ou la mort. La fièvre, elle, n’a pas décimé les blancs... Malheureusement (pardon mon Dieu, pardon mes ancêtres). Certains Indiens possèdent même un pouvoir que l’homme blanc n’a pas : celui de choisir l’heure de leur mort et d’être capable de se coucher dans un hamac pour ne plus jamais s’en relever.

Ce petit article de gazette m’a projetée dans une forme de pessimisme rassurant.
Les voix des derniers chanteurs Guajajaras sont gravées sur nos Cds, qui leur sont destinés, d’ailleurs, et j’insiste sur ce point ; nous avons été leur main d’œuvre sonore. Cela représente les plus beaux moments de toute ma vie, les plus bouleversants, les plus incroyables. À l’époque, en 2009, on n’était pas loin des Awa Guajá. On pouvait aller les voir... Mais le temps est le garant de la confiance, et le blanc n'a jamais le temps avec lui. Il faut laisser parfois tomber ses rêves et ambitions personnelles pour ça : le respect de la vie et du choix des autres. Pas de contact, ça veut dire pas de contact. Nous sommes à ce point malades dans nos esprits néocolonialistes qu'il nous est impossible de freiner nos conquêtes, mêmes les mieux intotionnées. Au diable le prestige universitaire de ces gens qui ne conjuguent que la première personne du singulier. Ce n’est pas lui qui change le destin des Indiens, à moins de leur fourguer encore la grippe. Aucun livre, aucun film, aucune histoire contée, aucune musique ne pourra jamais remplacer le vécu du contact avec l’autre dans le respect de sa volonté. C’est la plus grande leçon d’humilité qu’un homme puisse se donner l’occasion de vivre. Encore faut-il qu’il en ait l’audace. La folie. Il y a des fous visionnaires qui luttent au jour le jour dans ce Far West brésilien, risquant leur peau : moines défroqués, religieuses enfouies dans la forêt, hippies cinégraphistes et artisans métisses. De temps en temps, on en retrouve un des balles plein la tête.


DOROTHY STANG, TES ASSASSINS SONT LIBRES, RICHES ET PUISSANTS !!!!!!!!!! ET TOUT LE MONDE S’EN FOUT.

En ce sens, j’affirme encore, sur ce qui me reste de débris d’honneur au milieu de la honte, des sentiments d’impuissance et de la rage qui me rongent : je pense que le monde occidental s’est planté, se plante encore, et plante les autres, ceux qui avaient choisi (ou choisi de garder) un autre mode de vie. Je pense qu’il est sans doute trop tard, et je n’ai pas beaucoup d’arguments pour défendre la grandiosité du monde dans lequel je vis, ici ou là-bas. Nous sommes des requins blancs assoiffés de sang, des parasites agrippés aux veines ouvertes de l’Amérique latine et de l’Afrique noire, qui se vêtent de pièces de tissu assemblées dans des usines d'esclaves en Asie. Nous sommes des gnomes qui dressent des murs et enferment ceux qui ont faim de liberté dans des centres fermés. Nous nous sommes appropriés la plus belle part du gâteau, et gare à ceux qui auraient faim d'en prendre une miette, même si ce sont eux qui en ont fait la farine...
Alors maintenant, après tout, je peux répondre à la seconde question favorite qui me tombe dessus à tous les coins de rue après un retour de l'étranger :
NON, JE NE M’ADAPTE PAS, JE NE M’ADAPTE PLUS. JE RESISTE ET SURVIS.


Constance Cunha
16 février 2011

Infos (« résistants ») :
http://asscarloubbiali.com.br/
http://www.survivalinternational.org/
http://www.viasdefato.jor.br/
http://www.forumcarajas.org.br/

Quarante-neuf enfants




Quarante-neuf enfants sur le sol.
Quarante-neuf enfants déposés sur le dos.
Quarante-neuf petits corps maigres,
Jambes ouvertes, bras oubliés, désarticulés.

Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent,
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.

Monde d’adultes;
Perfide,
Sanglant,
Mercantile,
Puant,
Opportuniste monde d’adultes!

À l’aube du vingt-et-unième des siècles
De l’histoire de l’humanité,
À l’apogée des ères techniques, technologiques,
Scientifiques, philosophiques, mercantiles,

L’homme vend encore l’homme,
La femme se vend et se vend encore,
L’homme tue l’homme encore et toujours,
Tout se vend, tout s’achète,
La liberté, le droit, les rêves et les lois,
Les désirs de changements,

... Et les enfants.

Lorsqu’un enfant meurt,
Tout cesse de vivre.
Lorsqu’un enfant meurt,
C’est le futur qui s’avorte.

Mais lorsqu’un homme assassine un enfant,
C’est l’enfer qui se révèle,
Sans mots, sans sons.
Un enfant assassiné,
C’est la terreur muette,
Une douleur sans verbe.
C’est l’envie de tout casser,
L’absence de tout espoir.
Un enfant ne peut être martyr
D’aucune cause, d’aucune vocation;
Il porte l’innocence,
Terrain vierge où poussent
Les forêts qui lui sont données à voir,
Les fleurs qui lui sont données à sentir.

L’enfer est ici.
Qu’imaginer encore de pire ?
Le paradis, c’est ici aussi,
Mon bébé dans mes bras assoupi.
Cela rend ces images insoutenables,
Atroces, insupportables.
Je pleure et je vais vomir mon café sur le sol du salon,
Mon nourrisson au bout du bras
Devant l'image de ces

Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent,
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.

Et me voici à désirer
La souffrance de ces hommes,
À imaginer les pires tortures
Qui jamais n’atteindront
Le centième de la douleur de toutes les mères
Qui hier encore berçaient ces petits corps à présent froids...
Elles aussi sont mortes, la gorge coupée,
... Parties avec leurs petits...

On n’est pas obligé de pardonner
Le massacre de l’innocence.
Si l’enfer est ici
Non, on n’est pas obligé de pardonner
Ces enflures
Aux sommets de ce monde
Qui se baladent en jet privé
De thé en café et de café en thé,
Révérences sordides,
Diplomatie stupide,
Pas de fric en jeu pas de guerre pour eux.

Il y a des actes au-delà de l’abjecte.
Qui sont ces assassins de vie ?
Que faire de ces hommes,
Outre leur infliger au moins le même sort ?

Je regarde mon bébé
Dans mes bras endormi.
J’aurais voulu ne jamais voir
Ces images ce matin mais voilà
Avaaz est dans la boîte...
Pas la force de transmettre le message...
Si je suis au paradis,
L’enfer, lui, est ici aussi.

C’est juste une question de chance
De ne pas être au mauvais moment
Au mauvais endroit.

Et je me dis que la chance tourne
Parfois.
Cette pensée se renforce encore plus
Car je crois en l’égalité intrinsèque des hommes
Et par conséquent,
Que tout reste possible, partout.
Fragile est le paradis.
En enfer, personne n’est à l’abri.

Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.


Constance Cunha, 31 mai 2012.

Reçu pétition d'Avaaz pour prendre des mesures fermes face aux massacres pérpétrés en Syrie.

Bamako




Bamako s'éveille
Sur le fleuve
Le soleil réchauffe
Un tambour qui résonne

Bamako se lève
Sous la poussière
Des sourires se dessinent
Sur les visages des hommes

Et les enfants pendent des femmes
Et les femmes portent la calebasse
Je vois le lait
Je sens le tika
Les gestes lents qui les préparent...

Il est midi, à Bamako
Le feu du ciel brûle la terre
Des pagnes colorés 
Tournent autour de nous

Le geste droit
Le regard fier
Une prière déchire l'air
Des hommes s'inclinent devant Dieu


Et les enfants pendent des femmes
Et les femmes portent la calebasse
Je vois le riz
Je sens le mil
Les gestes lents qui les préparent...


Il fait nuit, à Bamako
Des étoiles filent dans le ciel
Elles tombent sur les cours
Òu les vieux se font aimer

Ce soir, on dansera
Sur les balafons, n'gonis, tamas
Et nos pieds caressant le sable 
Soulèveront avec eux

La joie, les rythmes, la vie
D' un continent méconnu
Où le monde se recrée
Sous la chaleur de nos pieds

Où les enfants tombent des femmes
Où les femmes dansent avec les hommes
Recréer le monde de ses mains
En caressant le sol de ses pieds...

Il fait nuit, à Bamako...
Il fait nuit...

Constance Cunha
Bamako, Mali, 2003, paroles de chansons de Lajeiro.
Copyright SABAM 2012

La femme triste


La femme triste s'écroule lentement le long des plis creusant sa face.
D'un geste paralytique elle prend une cigarette,
L'allume dans un espace matériel et pesant,
Crache de grandes bouffées de fumée opaque.
Les yeux sont mouillés.

Pleure-t-elle?

La femme triste humecte d'amertume son iris absent.
Elle se complaît dans le silence,
Se fait la plus que lente de cet espace diffus...

Ses lèvres endolories, dures et bouffies, donnent à son visage une maladresse joufflue,
Ridiculeusement enfantine.
Le temps s'écoulant entre l'intention du geste et son expression ne se compte plus;
Il devient un long couloir de minutes froides et silencieuses.

La femme triste a dit "au secours" dans les escaliers et m'a entraînée dans ce salon.

La femme éteinte attend accrochée à la pointe de sa cigarette.

La chimie des maîtres en blanc a fait d'elle une vivante assassinée,
Une plante sans sève,
Une herbe sans soleil,
Un lac sans eau.

... Une demande...
Elle se cache aussitôt.
Elle accepte et demande,
Accepte et demande...
Sortir de ce tourbillon si chaud,
Penser l'impensable... et sentir la honte...

La femme triste a écrasé sa cigarette.
Elle regarde à présent le mur et se raidit.
Ses épaules et ses seins pendent lamentablement vers l'avant.
Ses pieds débordent des petites chaussures ne pouvant plus les contenir...

Gonflée comme un animal gavé, hirsute, gauche, difforme, elle pleure la femme perdue,
La femme éteinte derrière le présent.

Sur la table, une gigantesque boîte à cachets multicolores attise son regard.

Elle saisi entre les doigts une petite pastille rose pastel,
La gobe,
Boit en avalant par à coups comme un petit enfant menacé.

Elle sourit soudain,
S'appuie sur le dossier de sa chaise, tranquille,
Et,
Lentement,

Dégringole le long des plis creusant sa face..

"Je... Je n'aime pas la musique...", dit-elle enfin.

Constance Cunha
Bruxelles, 1998, À une voisine en "réinsertion" après un internement psychiatrique.

Un espace de textes, poèmes, écrits musicaux, articles et chroniques... 

Est une manière comme une autre de résister au mouvement global de la pensée unique.

L'envie de garder un oeil ouvert sur des questions comme la liberté des femmes, le droit des enfants, le respect de la dignité humaine et des fruits de la terre... 


 Reflète la nécessité de se positionner face aux différentes formes d'adversités nées de la modernité.


Soyez les bienvenus sur ce petit espace!


L'arrière pays d'Alcântara, Maranhão, Brésil (Copyright Maracá)





Pai Evandro



C’est la fête des Pères.

Un père, là au loin, de l’autre côté du Monde,
Est parti pour toujours.

C’était un père
Pour tous;
Les riches, les pauvres, les noirs, les blancs, les rouges...
C’était un père sans jugements,
Mais traversé par la parole exacte.
Humble, vivant dans le total dépouillement,
Il reproduisait chaque jour le miracle des poissons.

Qui foulait le pas de sa porte n’avait jamais faim,
N’avait jamais soif,
Trouvait une couche où s’allonger,
Un rayon de soleil couvrant le visage.
Tous, chez lui, étaient bienvenus.
À toute heure, à tout moment de la journée,
La porte était ouverte,
Les fenêtres aussi.
Hommes d’affaires, diplomates ou petits bandits,
Evandro ne voyait que l’homme,
Evandro ne craignait pas l’homme.

Loin des doctrines et des dogmes,
Le Père de Saints n’avait jamais cherché à convaincre personne;
Ni de la supériorité de sa religion, ni d’une vérité absolue.
Son corps recevait les lignées spirituelles dont son sang était constitué:
Indiens, caboclos, vieux noirs, malandros chicsfemmes du peuple, princesses turques et tziganes à la dérive...

À l’heure des dogmes radicaux,
À l’époque des théologies de l’opulence et des manichéismes moralisateurs,
Evandro résistait; 
Une cabane de torchis sur terre battue entourée des derniers palmiers de la ville, 
Des derniers arbres de ce quartier de Sâo Luis.
C’était le reste d’un ancien monde...
Un monde condamné à disparaître,
Fait d’humilité, de simplicité, d’écologie intuitive,
Où le tambour résonnait toute la nuit,
Comme pour rappeler à l'univers la première essence dont il fut fait.

Evandro,
Vieux Père,
Jamais tu n'interrogeais, jamais tu n'a jugé personne...
Evandro,
Tu m’as mise au tambour comme on y place un enfant apprenti...
Evandro,
Tu nous as adoptés tels que nous sommes...
C’est comme si un nouveau monde d’amour ouvrait ses portes,
Habité d’une énergie réunissant les hommes sans le verbe,
Sans les pièges du logos et les théâtres qu’il se joue.

Tambours, tambours, tambours,
C’est fini.
Ils détruiront ta petite maison et abattrons tes palmiers.
Les immeubles y pousseront comme des champignons,
Moisissant sous les pluies tropicales qui rendaient ton jardin si vert.
Le monde moderne en aura vite fini des restes de ta petite terre rouge.

Alors il ne nous restera que le souvenir;
Une après-midi à siroter une bière fraîche sous ton manguier,
Le soleil dans les yeux,
Entre une vieille femme noire au regard perçant, 
Un jeune gay battu que tu avais recueilli,
Des enfants vagabonds venus boire l’eau de ton puits,
Une fille-mère abandonnée avec son petit accroché au sein.

Voilà Evandro…
Ton cœur a cessé de battre le jour des pères,
Et le monde en aurait tant encore à apprendre de toi...
Ce monde qui prêche l’opportunisme et l’hypocrisie.
Mais tu n’étais pas une grande gueule,
Tu construisais des cathédrales à l’ombre de tes tambours,
Et la flamme d’une bougie te servait à éclairer toutes tes nuits.

Oui Evandro,
On a perdu un grand homme,
Un grand père,
Et le pilier d’une longue lignée,
Le bastion de glaise
De ce qui reste de la culture la plus humble et hospitalière du monde...
Issue du croisement de trois peuples en un seul lieu:
L’Indien, l’africain, l’européen.

Je suis loin mais 
Je suis là, 
Evandro,
Et me résigne à coup de larmes
À ta mort:

Une bibliothèque qui brûle,
Un arbre déraciné,
Et nous, oisillons tombés au sol,
Forcés à ne garder de toi que LA VOIX, cette terrifiante voix capable de se métamorphoser au gré de tes incorporations...

Au revoir, Père.

Hommage à PAI EVANDRO, "Pai de Santo" du "Terreiro do Matão" à São Luís, Maranhão, Brésil

Constance Cunha, Juin 2013


Musique russe

Écriture automatique en écoutant le premier concerto pour piano de Prokofiev.


Musique russe.
Encore elle, au bout de la nuit du temps sans ombres.
Fidèle, jusque dans les entrailles de l'hiver.

Le noir opaque de ce ciel tarde à assister l'aube dans son désespoir hivernal.
Russe écrasant le froid, vivant avec lui, en lui.
Piano.
Compositeur jeté sur les chemins des années de guerres, 

Musique martyre des conflits de l'homme, de la sempiternelle et immuable exploitation de L'homme par l'homme.
Exils. 

Au-delà des terres, au-delà des mers.
Paris, Amériques, 
Sonorités d'outre-mer déteignant sur la neige, 
Caléidoscope imaginaire dénué de sang, au moins.

Musique russe, aux limites du possible et de l'humain.
Exploration de l'âme sans complaisance.
La folie reste la béquille du désespoir.
J'aurais voulu être pianiste de concert... Pouvoir 

Souffrir jusque dans les os cette folie; 
Solitude de l'âme poussée à l'extrême dans sa résistance face à la pression de tous, de tous ces autres...
L'orchestre symphonique tonne.
Le piano résiste.

Ne pas céder au conformisme de la masse. 
Mais chez Prokofiev, la masse ne se conforme pas. 
Elle chante.
Dépasser la peur, ne croire qu'en ce qu'on sait de vrai.
Se foutre de ce monde tout entier; duels et guerres, violences et passions.
Musique russe, qui ne mesure jamais ses excès.
Pourquoi le ferait-elle?
La mesure et le contrôle de soi proviennent d'une Europe où l'état applique la tempérance. L'oppression fait naître malgré elle les plus grands chefs d'oeuvre de l'art.
Morne tiédeur de l'ouest, rejet du massacre vers des zones plus obscures de la conscience ... 

Et le voilà qui réapparaît tous les cinquante ans dans sa forme de violence la plus explosive! ... Quand elle ne reste pas sous-jacente à toutes les filières présentées comme miroirs aux Alouettes... Europe de l'ouest innocente, toujours à l'écart de sa faute, flasque et béate infante du déni. Mais pourquoi naître ici? Le confort achève l'art par le ridicule.
Quel manque d'alcool fort, d'effluves culinaires amoureuses, d'extrêmes fantaisies voyageuses, de bohémie et de joie! Être Joyeux c'est être fou, sur une terre microscopique où les pleurnicheries sont légion, faute de douleurs véritables au fond du ventre.

Musique russe. 

Jeux de pouvoirs. 
Violences des passions. 
Musique à la merci des tempêtes révolutionnaires, parfumée par les douleurs arrachées aux Exils.

Stravinsky. Prokofiev.

Cassez la mesure, 

Montez les tonalités les unes contre les autres, les unes sur les autres!
Défiez le temps, le jour, la nuit, le froid, la glace et le gel. 

Bousculez la vie convenue et convenable que le siècle qui vous entend a déposé comme un voile de terreur sur la lumière de nos rêves.

Le pianiste arrondit par la circularité et le poids des mouvements de ses bras le rapport de force perpendiculaire du marteau vers la corde.

Vibrations. 

L'orchestre soudain pleure. 
Les violons s'engouffrent dans une colonne de lyrisme qui pousse les masses sonores nuageuses vers des zones inconnues.
Dissonance imprévisible à la croisée des chemins.

Temps suspendu, défilant subitement comme une locomotive sibérienne lancée à toute allure dans sa course aveugle...  Les violoncelles et contrebasses, lourds du poids des images enneigées, pèsent en contrebas du tissu symphonique. 

Au milieu de ces étages harmoniques, lui, le piano, trace de plus grandes courbes, tel un esprit en fuite vers des destinations mentales inconnues. Combat. Lute. Confrontation de forces opposées. Seul contre tous. Tous avec l'un: pousser, tirer,  dévier. Le lièvre tourne le persécuteur en bourrique.
Prokofiev. Des mains de la longueur des avant-bras. Le piano, pour un cerveau aux dimensions d'un pays-continent, devient un jouet entre les mains d'un géant.

Concerto de Prokofiev.
Échapper à la réalité en fusionnant avec la musique. Préférer une forme de folie passagère à l'hypocrite tristesse de ce quotidien d'une Europe occidentale en faillite culturelle, matérielle et humaine.

Musique russe ...


Constance Cunha

Un matin d'hiver 2010, dans le train.



Intouchable

Au tournant d'une allée boueuse transformée en torrent par les eaux du ciel,
Une femme attend...
Une femme sous la mousson.
Ses yeux scrutent une brèche éventuelle entre 
Les gouttes de pluie.
Elle attend.
Un pan de tissu, une étoffe flétrie jetée sur 
Ses cheveux noueux la protègent.
D'un regard en permanence aux aguets 
Elle semble chercher un endroit où s'abriter.
Elle pose la main sur l'épaule de son petit garçon.
Il est tout mouillé.
Longue est sa chemise, trop longue.
Leur peau foncée luit sous l'eau ruisselante.
Le fond de leur regard a la blancheur des pics himalayens.
Sa tête vire, s'arrête devant la vitrine du café.
Son visage se fige, son regard se fixe.
Une lumière scintille au fond de ses yeux.
Elle entrouvre ses lèvres sèches et craquelées,
Murmure derrière le silence de la vitre une forme d'incantation...
C'est l'incantation de la faim,
Celle qui noue le corps à en éliminer la voix.
L'intouchable de la rue n'a pas de père.
Il n'est l'enfant de personne.
Son existence suit la souffrance d'une femme en guenilles;
D'une femme dotée d'une beauté aussi bouleversante qu'anonyme,D'une femme qui attend, Qui crève la faim.
Que de Dieux pour toi, petit!
Une étoile a du se perdre dans les rues de l'Inde...
Chaque jour ne nous fait-il pas clouer un enfant sur
Une croix du monde que nous pensons construire?
Fils de tous ces Dieux,Fils de l'homme,
Homme qui se sacralise en se prenant pour le fils de Dieu.
La décalcomanie des croyances importe peu...
Il paraît que les premiers seront les derniers et que les derniers seront les premiers.
Ici aussi,La subtilité réside dans la foi au passage...
Attendre, revenir, partir...Lumière intemporelle... 
Infini espace... Magie! Inde! Magie!
Comme tout cela nous rapproche de l'imaginaire... 
Vivant imaginaire...
Au tournant d'une allée boueuse transformée en torrent par les eaux du ciel, Elle attend.
Pourquoi elle, là,
Moi, ici, derrière la vitre du café?
Pourquoi?

Constance Cunha.
Dahramsala, Inde, 1998.







Basculement


"L'intégration ne s'est jamais faite par l'intérêt et l'argent,
Mais par le fil conducteur de la culture,
Par ce dense tissu fait de différents brins,
Unis par des valeurs partagées."

Federico Mayer


Ce bonheur palpable et éphémère
Qui chaque jour se pose sur tes mains
Eut un début, risque une fin
Il suffit de voir 

Là-bas

Cette famille, ces enfants
En une nuit le basculement
Dans l'anonymat, dans l'oubli
Les fruits du verger tombés au sol
Écrasés sous les bottes des soldats
Et puis les jours et les nuits
Qui se suivent la peur au ventre
Peur d'une bombe, d'un tir
Peur du ciel et de la terre
De cet homme au turban qui guette à présent tes pas
Ceux de ton père, de ta mère, de tous ceux que tu aimes
L'arme à feu soudée à son bras
Qui guette et qui tue,
Fier, mitraillette en l'air, sur sa tout-terrain
Posant pour le net, sur le net, en net,
La mort en direct, dans toute la brutalité de sa nouvelle identité
Jetée aux yeux du monde
L'image de ta famille comme un tas de poupées sans vie
Un matin de juin

Là-bas

Le corps de ton père, traîné dans le désert,
Celui de ta mère, un enfant dans le sein,
Et toi qui pleures, fuyant devant la mort et le néant
Toi qui traverse l'orient, les déserts et la peur
Les mers et détroits par une nuit sans lune
Qui soudain cherches la vie dans les odeurs de mort
L'effluve d'une douleur suante collant tes vêtements
Tu puises dans les fonds de ton âme un soupçon de force
Entre résistance et chutes
Dans les extrêmes où ils ont poussé les tiens
La fuite est le seul tunnel
La faim ton unique moteur
L'espoir le phare de ta conscience
Et tu t'éveilles un jour sur le quai d'une gare froide
Dans la file de l'antichambre d'un autre monde
Où les regards quémandent le coût de ta naissance
Pèsent le poids de ton histoire
Incapables de lire au fond de tes yeux noirs

L'innommable

Ici

Dans la balance des assis
Le poids de ton passé
Reste inversément proportionnel à ta valeur potentielle
Ton sort se jouera parmi tant d'autres semblables
Auras-tu assez souffert pour mériter une escale


Ici


Constance Cunha, 20 juin 2014

Journée Internationale du Réfugié




Quarante-neuf enfants

Quarante-neuf enfants sur le sol.
Quarante-neuf enfants déposés sur le dos.
Quarante-neuf petits corps maigres,
Jambes ouvertes, bras oubliés, désarticulés.

Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent,
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.

Monde d’adultes;
Perfide,
Sanglant,
Mercantile,
Puant,
Opportuniste monde d’adultes!

À l’aube du vingt-et-unième des siècles
De l’histoire de l’humanité,
À l’apogée des ères techniques, technologiques,
Scientifiques, philosophiques, mercantiles,

L’homme vend encore l’homme,
La femme se vend et se vend encore,
L’homme tue l’homme encore et toujours,
Tout se vend, tout s’achète,
La liberté, le droit, les rêves et les lois,
Les désirs de changements,

... Et les enfants.

Lorsqu’un enfant meurt,
Tout cesse de vivre.
Lorsqu’un enfant meurt,
C’est le futur qui s’avorte.

Mais lorsqu’un homme assassine un enfant,
C’est l’enfer qui se révèle,
Sans mots, sans sons.
Un enfant assassiné,
C’est la terreur muette,
Une douleur sans verbe.
C’est l’envie de tout casser,
L’absence de tout espoir.
Un enfant ne peut être martyr
D’aucune cause, d’aucune vocation;
Il porte l’innocence,
Terrain vierge où poussent
Les forêts qui lui sont données à voir,
Les fleurs qui lui sont données à sentir.

L’enfer est ici.
Qu’imaginer encore de pire ?
Le paradis, c’est ici aussi,
Mon bébé dans mes bras assoupi.
Cela rend ces images insoutenables,
Atroces, insupportables.
Je pleure et je vais vomir mon café sur le sol du salon,
Mon nourrisson au bout du bras
Devant l'image de ces

Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent,
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.

Et me voici à désirer
La souffrance de ces hommes,
À imaginer les pires tortures
Qui jamais n’atteindront
Le centième de la douleur de toutes les mères
Qui hier encore berçaient ces petits corps à présent froids...
Elles aussi sont mortes, la gorge coupée,
... Parties avec leurs petits...

On n’est pas obligé de pardonner
Le massacre de l’innocence.
Si l’enfer est ici
Non, on n’est pas obligé de pardonner
Ces enflures
Aux sommets de ce monde
Qui se baladent en jet privé
De thé en café et de café en thé,
Révérences sordides,
Diplomatie stupide,
Pas de fric en jeu pas de guerre pour eux.

Il y a des actes au-delà de l’abjecte.
Qui sont ces assassins de vie ?
Que faire de ces hommes,
Outre leur infliger au moins le même sort ?

Je regarde mon bébé
Dans mes bras endormi.
J’aurais voulu ne jamais voir
Ces images ce matin mais voilà
Avaaz est dans la boîte...
Pas la force de transmettre le message...
Si je suis au paradis,
L’enfer, lui, est ici aussi.

C’est juste une question de chance
De ne pas être au mauvais moment
Au mauvais endroit.

Et je me dis que la chance tourne
Parfois.
Cette pensée se renforce encore plus
Car je crois en l’égalité intrinsèque des hommes
Et par conséquent,
Que tout reste possible, partout.
Fragile est le paradis.
En enfer, personne n’est à l’abri. 

Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.


Constance Cunha, 31 mai 2012. 

Reçu pétition d'Avaaz pour prendre des mesures fermes face aux massacres pérpétrés en Syrie









Le Temps sans Ombres


Le temps sans ombres

Est tombé sans magie

Comme un lourd voile à

La transparence vieillie


Plus rien ne viendra

Percer ce mur de silence

Qu'une résonance étrange

Dénuée de consonances


Et je me lisse le mental

Sans contrastes ni extrêmes

Perdue dans ce petit pays

De torpeur mate et blême


Il ne reste personne

Ne fut-ce que pour sourire

Ni de lui-même, ni même

Des figures palotes de cire


Arborant les trottoirs mouillés

Pareilles à de tristes pantins

Dans cette ville endormie

De froideur et de dédain

Constance Cunha

Hiver 2010




Tuer la Femme

       Des milliers d'hommes,
Des hommes par milliers,
Les uns contre les autres,
Serrés à ne plus respirer,
Serrés à mort,
Les uns sur les autres.
Des milliers d’hommes,
Portant à bout de bras
Le corps d’une femme,
Le corps dans le cercueil
Un linceul blanc à travers la vitre, 
Voile de la féminité.

Un linceul blanc dans le cercueil porté 
À bout de bras par des hommes,
Des hommes devant
Des hommes derrière,
Partout des hommes, des hommes, 
Des hommes par milliers.
Le corps de la femme dans le cercueil 
Monte, descend,
Roule sur les gestes des bras des hommes.
Ces vagues humaines le jettent devant, 
Derrière, partout,
Partout des bras se lèvent.

Le corps de la femme 
Dans le linceul blanc semble plus léger que 
Son âme.
Comme un voilier perdu au milieu de l’océan
Il s’en va, porté par la houle,
Par les cris désespérés de matelots 
Sans capitaine,
D’oiseaux des mers asphyxiés 
Par une marée noire...

Les bras des hommes...

Ils ont tué la femme,
Mère, espoirs, regards, paroles...
Ils ont tué la femme dans son verbe, 
Ses gestes,
Assassiné la sensibilité, l’émotivité, 
La sensualité, la beauté...
La morte dans le linceul arrache aux 
Visages des hommes vivants
Des larmes de rage,
Des cris de guerre.
Elle fait pleurer la marée d’hommes 
Asphyxiés par leur impuissance.

Est-ce l’absence d’autres femmes 
Qui donne à cette dépouille solitaire
Un caractère mystique absolu?
Elle se révèle unique,
Le linceul blanc autour du visage.
C’est l’image de la révélation, le visage de 
Toutes les Marie;
Marie de l’Apparition, Marie de la Concession,
Marie de la Rédemption, Marie de Nazareth,
Marie du Pakistan, portée à bout de bras 
Par ses Fidèles...

Marie du Pakistan...

Tuer la femme.
Sentir le gouffre béant de son absence 
Sous nos pieds,
Rendre compte de son caractère 
Unique, irremplaçable,
Réaliser la lamentable fragilité des hommes,
Révéler aux yeux du monde 
La lâcheté d’anonymes mâles explosés,
Tuant tout le monde pour assassiner 
Une seule femme,
La jeter au sol, lui faire éclater la tête
Pour avoir pensé la sensibilité.

C’est l’annihilation de la vie, 
De la détermination,
De l’exploit merveilleux qu'est 
Transcender sa condition,
Se sentir plus forte pour avoir compris que 
Le monde vient de son ventre.
C’est l’annulation de la conscience fine,
De tous les risques que comporte 
La conviction de l’existence de la liberté.
C’est la fin du monde,
Le tunnel vers le chaos,
Le règne de la débilité et de 
L’aliénation dans toute leur gloire,
Leur force et leur violence masculines.

Tuer la femme
Pour se sentir mourir encore un peu,
Pour retarder l’engendrement des libertés,
L’expulsion de résidus d’ignominie.
Tuer la femme et ne même pas avoir 
Le courage d’exister,
De vivre dans la considération de l’autre,
L’autre différent parce que autre.
Ne pas avoir le courage de montrer un visage, 
Un corps, des mains.

Les assassins de la femme n’ont pas de regard,
Leur âme s’est déjà défigurée.
Ce sont des hommes morts.
Leur corps est dépecé par la bombe.
Ce sont des morts sans tombes, sans larmes.
Ils tuent en se tuant d’une mort sans restes.
Ils s’explosent le corps et la tête sans rémission.

Tuer la femme.
Entrer dans la certitude de 
Ne plus jamais se laisser exister.

Constance Cunha
São Luís, Maranhão, 28 novembre 2007, après l'assassinat de Benazir Buto.




Flamboyante musique


Flamboyante musique

Défiant la pesanteur

De l’âme humaine

Aux limites du mouvement

Le geste guerrier se fait loi

Dans le champ des mesures

Accents, effacements, temps, contre-temps

Contre le temps s’en va

La pulsation cardiaque

L’intelligence est un muscle

Russe lyrisme, basses colossales

Rythme devenu fou

Années de guerres

Trêve de badinages

Flamboyante musique

Au-secours des esprits meurtris

Constance Cunha
São Luís, Maranhão, 2006, Journées de la francophonie: composition à partir de mots imposés



Duplicité




Tu es l'hôte de mon coeur
Enfant traître sans scrupules
La passion dévore le corps
Toi, tu as la place d'honneur


Mes pensées tissent des toiles
Qui m’éloignent de ton ciel
Tu me reprends, violent
M’empêche de mettre la voile


Je retrouve les instincts
Qui ont fait de nous un fauve
De la peur et des tourments
Il ne me restera plus rien


Tu danses et ris à la droite
De la figure de ce père
Qui montre encore une route
Sombre, sinueuse, étroite


Soleil d’octobre, pluie d’avril
M’ennivrer de tes luxures
Radeau de toutes les folies
Je t’aime mon Brésil


Tu m'as invitée à naître
Dans une ville inconnue
N’en parlant pas la langue
Je m’y retrouve mise à nu


À présent mon cœur est noir
La négritude m’as adoptée
Montré d’autres possibles
Sauvée de tout désespoir


Tu me dis de revenir
Me montrant l’ancien berceau
D’une enfance fleurie
Mais que vais-je devenir


Sinon l’hôte d’un banquet
Préparé dans le silence
À l’instar de ceux qui restent
Dans mon cœur, mis au secret


Neige d’hiver, pluie d’été
J’aurai toujours deux amours
Petit pays qui est le miens
Père de toujours, ma fidélité


Constance Cunha
São Luís, Maranhão, 2006, Journées de la francophonie





Bamako



Bamako s'éveille
Sur le fleuve
Le soleil réchauffe
Un tambour qui résonne

Bamako se lève
Sous la poussière
Des sourires se dessinent
Sur les visages des hommes

Et les enfants pendent des femmes
Et les femmes portent la calebasse
Je vois le lait
Je sens le tika
Les gestes lents qui les préparent...

Il est midi, à Bamako
Le feu du ciel brûle la terre
Des pagnes colorés 
Tournent autour de nous

Le geste droit
Le regard fier
Une prière déchire l'air
Des hommes s'inclinent devant Dieu

Et les enfants pendent des femmes
Et les femmes portent la calebasse
Je vois le riz
Je sens le mil
Les gestes lents qui les préparent...

Il fait nuit, à Bamako
Des étoiles filent dans le ciel
Elles tombent sur les cours
Òu les vieux se font aimer

Ce soir, on dansera
Sur les balafons, n'gonis, tamas
Et nos pieds caressant le sable 
Soulèveront avec eux

La joie, les rythmes, la vie
D' un continent méconnu
Où le monde se recrée
Sous la chaleur de nos pieds

Où les enfants tombent des femmes
Où les femmes dansent avec les hommes
Recréer le monde de ses mains
En caressant le sol de ses pieds...

Il fait nuit, à Bamako...
Il fait nuit...


Constance Cunha
Bamako, Mali, 2003, paroles de chansons de Lajeiro.
Copyright SABAM 2012





La femme triste s'écroule lentement le long des plis creusant sa face.

D'un geste paralytique elle prend une cigarette,

L'allume dans un espace matériel et pesant,

Crache de grandes bouffées de fumée opaque.

Les yeux sont mouillés...

Pleure-t-elle?



La femme triste humecte d'amertume son iris absent.

Elle se complaît dans le silence,

Se fait la plus que lente de cet espace diffus...

Ses lèvres endolories, dures et bouffies, donnent à son visage une maladresse joufflue,

Ridiculeusement enfantine.

Le temps s'écoulant entre l'intention du geste et son expression ne se compte plus;

Il devient un long couloir de minutes froides et silencieuses.



La femme triste a dit "au secours" dans les escaliers et m'a entraînée dans ce salon.

La femme éteinte attend accrochée à la pointe de sa cigarette.

La chimie des maîtres en blanc a fait d'elle une vivante assassinée,

Une plante sans sève,

Une herbe sans soleil,
Un lac sans eau.

... Une demande...
Elle se cache aussitôt.
Elle accepte et demande,
Accepte et demande...
Sortir de ce tourbillon si chaud,
Penser l'impensable... et sentir la honte...
La femme triste a écrasé sa cigarette.
Elle regarde à présent le mur et se raidit.
Ses épaules et ses seins pendent lamentablement vers l'avant.
Ses pieds débordent des petites chaussures ne pouvant plus les contenir...

Gonflée comme un animal gavé, hirsute, gauche, difforme, elle pleure la femme perdue,
La femme éteinte derrière le présent.
Sur la table, une gigantesque boîte à cachets multicolores attise son regard.
Elle saisi entre les doigts une petite pastille rose pastel,
La gobe,
Boit en avalant par à coups comme un petit enfant menacé.
Elle sourit soudain,
S'appuie sur le dossier de sa chaise, tranquille,
Et,
Lentement,
Dégringole le long des plis creusant sa face..

"Je... Je n'aime pas la musique...", dit-elle enfin.

Constance Cunha
Bruxelles, 1998, À une voisine en "réinsertion" suite à un internement psychiatrique.