Basculement
"L'intégration ne s'est jamais faite par l'intérêt et l'argent,
Mais par le fil conducteur de la culture,
Par ce dense tissu fait de différents brins,
Unis par des valeurs partagées."
Federico Mayer
Ce bonheur palpable et éphémère
Qui chaque jour se pose sur tes mains
Eut un début, risque une fin
Il suffit de voir
Là-bas
Cette famille, ces enfants
En une nuit le basculement
Dans l'anonymat, dans l'oubli
Les fruits du verger tombés au sol
Écrasés sous les bottes des soldats
Et puis les jours et les nuits
Qui se suivent la peur au ventre
Peur d'une bombe, d'un tir
Peur du ciel et de la terre
De cet homme au turban qui guette à présent tes pas
Ceux de ton père, de ta mère, de tous ceux que tu aimes
L'arme à feu soudée à son bras
Qui guette et qui tue,
Fier, mitraillette en l'air, sur sa tout-terrain
Posant pour le net, sur le net, en net,
La mort en direct, dans toute la brutalité de sa nouvelle identité
Jetée aux yeux du monde
L'image de ta famille comme un tas de poupées sans vie
Un matin de juin
Là-bas
Le corps de ton père, traîné dans le désert,
Celui de ta mère, un enfant dans le sein,
Et toi qui pleures, fuyant devant la mort et le néant
Toi qui traverse l'orient, les déserts et la peur
Les mers et détroits par une nuit sans lune
Qui soudain cherches la vie dans les odeurs de mort
L'effluve d'une douleur suante collant tes vêtements
Tu puises dans les fonds de ton âme un soupçon de force
Entre résistance et chutes
Dans les extrêmes où ils ont poussé les tiens
La fuite est le seul tunnel
La faim ton unique moteur
L'espoir le phare de ta conscience
Et tu t'éveilles un jour sur le quai d'une gare froide
Dans la file de l'antichambre d'un autre monde
Où les regards quémandent le coût de ta naissance
Pèsent le poids de ton histoire
Incapables de lire au fond de tes yeux noirs
L'innommable
Ici
Dans la balance des assis
Le poids de ton passé
Reste inversément proportionnel à ta valeur potentielle
Ton sort se jouera parmi tant d'autres semblables
Auras-tu assez souffert pour mériter une escale
Ici
Constance Cunha, 20 juin 2014
Journée Internationale du Réfugié
Quarante-neuf enfants sur le sol.
Quarante-neuf enfants déposés sur le dos.
Quarante-neuf petits corps maigres,
Jambes ouvertes, bras oubliés, désarticulés.
Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent,
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.
Monde d’adultes;
Perfide,
Sanglant,
Mercantile,
Puant,
Opportuniste monde d’adultes!
À l’aube du vingt-et-unième des siècles
De l’histoire de l’humanité,
À l’apogée des ères techniques, technologiques,
Scientifiques, philosophiques, mercantiles,
L’homme vend encore l’homme,
La femme se vend et se vend encore,
L’homme tue l’homme encore et toujours,
Tout se vend, tout s’achète,
La liberté, le droit, les rêves et les lois,
Les désirs de changements,
... Et les enfants.
Lorsqu’un enfant meurt,
Tout cesse de vivre.
Lorsqu’un enfant meurt,
C’est le futur qui s’avorte.
Mais lorsqu’un homme assassine un enfant,
C’est l’enfer qui se révèle,
Sans mots, sans sons.
Un enfant assassiné,
C’est la terreur muette,
Une douleur sans verbe.
C’est l’envie de tout casser,
L’absence de tout espoir.
Un enfant ne peut être martyr
D’aucune cause, d’aucune vocation;
Il porte l’innocence,
Terrain vierge où poussent
Les forêts qui lui sont données à voir,
Les fleurs qui lui sont données à sentir.
L’enfer est ici.
Qu’imaginer encore de pire ?
Le paradis, c’est ici aussi,
Mon bébé dans mes bras assoupi.
Cela rend ces images insoutenables,
Atroces, insupportables.
Je pleure et je vais vomir mon café sur le sol du salon,
Mon nourrisson au bout du bras
Devant l'image de ces
Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent,
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.
Et me voici à désirer
La souffrance de ces hommes,
À imaginer les pires tortures
Qui jamais n’atteindront
Le centième de la douleur de toutes les mères
Qui hier encore berçaient ces petits corps à présent froids...
Elles aussi sont mortes, la gorge coupée,
... Parties avec leurs petits...
On n’est pas obligé de pardonner
Le massacre de l’innocence.
Si l’enfer est ici
Non, on n’est pas obligé de pardonner
Ces enflures
Aux sommets de ce monde
Qui se baladent en jet privé
De thé en café et de café en thé,
Révérences sordides,
Diplomatie stupide,
Pas de fric en jeu pas de guerre pour eux.
Il y a des actes au-delà de l’abjecte.
Qui sont ces assassins de vie ?
Que faire de ces hommes,
Outre leur infliger au moins le même sort ?
Je regarde mon bébé
Dans mes bras endormi.
J’aurais voulu ne jamais voir
Ces images ce matin mais voilà
Avaaz est dans la boîte...
Pas la force de transmettre le message...
Si je suis au paradis,
L’enfer, lui, est ici aussi.
C’est juste une question de chance
De ne pas être au mauvais moment
Au mauvais endroit.
Et je me dis que la chance tourne
Parfois.
Cette pensée se renforce encore plus
Car je crois en l’égalité intrinsèque des hommes
Et par conséquent,
Que tout reste possible, partout.
Fragile est le paradis.
En enfer, personne n’est à l’abri.
Quarante-neuf enfants le corps en sang,
Les yeux ouverts perdus dans le vide,
Le regard absent
Miroir
Nous renvoyant à nous-mêmes,
Spectateurs passifs de l’horreur.
Constance Cunha, 31 mai 2012.
Reçu pétition d'Avaaz pour prendre des mesures fermes face aux massacres pérpétrés en Syrie
Le Temps sans Ombres
Le temps sans ombres
Est tombé sans magie
Comme un lourd voile à
La transparence vieillie
Plus rien ne viendra
Percer ce mur de silence
Qu'une résonance étrange
Dénuée de consonances
Et je me lisse le mental
Sans contrastes ni extrêmes
Perdue dans ce petit pays
De torpeur mate et blême
Il ne reste personne
Ne fut-ce que pour sourire
Ni de lui-même, ni même
Des figures palotes de cire
Arborant les trottoirs mouillés
Pareilles à de tristes pantins
Dans cette ville endormie
De froideur et de dédain
Constance Cunha
Hiver 2010
Tuer la Femme
Des milliers d'hommes,
Des hommes par milliers,
Les uns contre les autres,
Serrés à ne plus respirer,
Serrés à mort,
Les uns sur les autres.
Des milliers d’hommes,
Portant à bout de bras
Le corps d’une femme,
Le corps dans le cercueil
Un linceul blanc à travers la vitre,
Voile de la féminité.
Voile de la féminité.
Un linceul blanc dans le cercueil porté
À bout de bras par des hommes,
Des hommes devant
À bout de bras par des hommes,
Des hommes devant
Des hommes derrière,
Partout des hommes, des hommes,
Des hommes par milliers.
Le corps de la femme dans le cercueil
Monte, descend,
Monte, descend,
Roule sur les gestes des bras des hommes.
Ces vagues humaines le jettent devant,
Derrière, partout,
Derrière, partout,
Partout des bras se lèvent.
Le corps de la femme
Dans le linceul blanc semble plus léger que
Son âme.
Dans le linceul blanc semble plus léger que
Son âme.
Comme un voilier perdu au milieu de l’océan
Il s’en va, porté par la houle,
Il s’en va, porté par la houle,
Par les cris désespérés de matelots
Sans capitaine,
Sans capitaine,
D’oiseaux des mers asphyxiés
Par une marée noire...
Par une marée noire...
Les bras des hommes...
Ils ont tué la femme,
Mère, espoirs, regards, paroles...
Ils ont tué la femme dans son verbe,
Ses gestes,
Ses gestes,
Assassiné la sensibilité, l’émotivité,
La sensualité, la beauté...
La sensualité, la beauté...
La morte dans le linceul arrache aux
Visages des hommes vivants
Visages des hommes vivants
Des larmes de rage,
Des cris de guerre.
Elle fait pleurer la marée d’hommes
Asphyxiés par leur impuissance.
Asphyxiés par leur impuissance.
Est-ce l’absence d’autres femmes
Qui donne à cette dépouille solitaire
Qui donne à cette dépouille solitaire
Un caractère mystique absolu?
Elle se révèle unique,
Le linceul blanc autour du visage.
C’est l’image de la révélation, le visage de
Toutes les Marie;
Toutes les Marie;
Marie de l’Apparition, Marie de la Concession,
Marie de la Rédemption, Marie de Nazareth,
Marie du Pakistan, portée à bout de bras
Par ses Fidèles...
Par ses Fidèles...
Marie du Pakistan...
Tuer la femme.
Sentir le gouffre béant de son absence
Sous nos pieds,
Sous nos pieds,
Rendre compte de son caractère
Unique, irremplaçable,
Unique, irremplaçable,
Réaliser la lamentable fragilité des hommes,
Révéler aux yeux du monde
La lâcheté d’anonymes mâles explosés,
La lâcheté d’anonymes mâles explosés,
Tuant tout le monde pour assassiner
Une seule femme,
Une seule femme,
La jeter au sol, lui faire éclater la tête
Pour avoir pensé la sensibilité.
C’est l’annihilation de la vie,
De la détermination,
De la détermination,
De l’exploit merveilleux qu'est
Transcender sa condition,
Transcender sa condition,
Se sentir plus forte pour avoir compris que
Le monde vient de son ventre.
Le monde vient de son ventre.
C’est l’annulation de la conscience fine,
De tous les risques que comporte
La conviction de l’existence de la liberté.
La conviction de l’existence de la liberté.
C’est la fin du monde,
Le tunnel vers le chaos,
Le règne de la débilité et de
L’aliénation dans toute leur gloire,
L’aliénation dans toute leur gloire,
Leur force et leur violence masculines.
Tuer la femme
Pour se sentir mourir encore un peu,
Pour retarder l’engendrement des libertés,
L’expulsion de résidus d’ignominie.
Tuer la femme et ne même pas avoir
Le courage d’exister,
Le courage d’exister,
De vivre dans la considération de l’autre,
L’autre différent parce que autre.
Ne pas avoir le courage de montrer un visage,
Un corps, des mains.
Un corps, des mains.
Les assassins de la femme n’ont pas de regard,
Leur âme s’est déjà défigurée.
Ce sont des hommes morts.
Leur corps est dépecé par la bombe.
Ce sont des morts sans tombes, sans larmes.
Ils tuent en se tuant d’une mort sans restes.
Ils s’explosent le corps et la tête sans rémission.
Tuer la femme.
Entrer dans la certitude de
Ne plus jamais se laisser exister.
Ne plus jamais se laisser exister.
Constance Cunha
Flamboyante musique
Flamboyante musique
Défiant la pesanteur
De l’âme humaine
Aux limites du mouvement
Le geste guerrier se fait loi
Dans le champ des mesures
Accents, effacements, temps, contre-temps
Contre le temps s’en va
La pulsation cardiaque
L’intelligence est un muscle
Russe lyrisme, basses colossales
Rythme devenu fou
Années de guerres
Trêve de badinages
Flamboyante musique
Au-secours des esprits meurtris
Constance Cunha
São Luís, Maranhão, 2006, Journées de la francophonie: composition à partir de mots imposés
Duplicité
Tu es l'hôte de mon coeur
Enfant traître sans scrupules
La passion dévore le corps
Toi, tu as la place d'honneur
Mes pensées tissent des toiles
Qui m’éloignent de ton ciel
Tu me reprends, violent
M’empêche de mettre la voile
Je retrouve les instincts
Qui ont fait de nous un fauve
De la peur et des tourments
Il ne me restera plus rien
Tu danses et ris à la droite
De la figure de ce père
Qui montre encore une route
Sombre, sinueuse, étroite
Soleil d’octobre, pluie d’avril
M’ennivrer de tes luxures
Radeau de toutes les folies
Je t’aime mon Brésil
Tu m'as invitée à naître
Dans une ville inconnue
N’en parlant pas la langue
Je m’y retrouve mise à nu
À présent mon cœur est noir
La négritude m’as adoptée
Montré d’autres possibles
Sauvée de tout désespoir
Tu me dis de revenir
Me montrant l’ancien berceau
D’une enfance fleurie
Mais que vais-je devenir
Sinon l’hôte d’un banquet
Préparé dans le silence
À l’instar de ceux qui restent
Dans mon cœur, mis au secret
Neige d’hiver, pluie d’été
J’aurai toujours deux amours
Petit pays qui est le miens
Père de toujours, ma fidélité
Constance Cunha
São Luís, Maranhão, 2006, Journées de la francophonie
Bamako
Bamako s'éveille
Sur le fleuve
Le soleil réchauffe
Un tambour qui résonne
Bamako se lève
Sous la poussière
Des sourires se dessinent
Sur les visages des hommes
Et les enfants pendent des femmes
Et les femmes portent la calebasse
Je vois le lait
Je sens le tika
Les gestes lents qui les préparent...
Il est midi, à Bamako
Le feu du ciel brûle la terre
Des pagnes colorés
Tournent autour de nous
Le geste droit
Le regard fier
Une prière déchire l'air
Des hommes s'inclinent devant Dieu
Et les enfants pendent des femmes
Et les femmes portent la calebasse
Je vois le riz
Je sens le mil
Les gestes lents qui les préparent...
Il fait nuit, à Bamako
Des étoiles filent dans le ciel
Elles tombent sur les cours
Òu les vieux se font aimer
Ce soir, on dansera
Sur les balafons, n'gonis, tamas
Et nos pieds caressant le sable
Soulèveront avec eux
La joie, les rythmes, la vie
D' un continent méconnu
Où le monde se recrée
Sous la chaleur de nos pieds
Où les enfants tombent des femmes
Où les femmes dansent avec les hommes
Recréer le monde de ses mains
En caressant le sol de ses pieds...
Il fait nuit, à Bamako...
Il fait nuit...
Constance Cunha
Bamako, Mali, 2003, paroles de chansons de Lajeiro.
Copyright SABAM 2012
La femme triste s'écroule lentement le long des plis creusant sa face.
D'un geste paralytique elle prend une cigarette,
L'allume dans un espace matériel et pesant,
Crache de grandes bouffées de fumée opaque.
Les yeux sont mouillés...
Pleure-t-elle?
La femme triste humecte d'amertume son iris absent.
Elle se complaît dans le silence,
Se fait la plus que lente de cet espace diffus...
Ses lèvres endolories, dures et bouffies, donnent à son visage une maladresse joufflue,
Ridiculeusement enfantine.
Le temps s'écoulant entre l'intention du geste et son expression ne se compte plus;
Il devient un long couloir de minutes froides et silencieuses.
La femme triste a dit "au secours" dans les escaliers et m'a entraînée dans ce salon.
La femme éteinte attend accrochée à la pointe de sa cigarette.
La chimie des maîtres en blanc a fait d'elle une vivante assassinée,
Une plante sans sève,
Une herbe sans soleil,
Un lac sans eau.
... Une demande...
Elle se cache aussitôt.
Elle accepte et demande,
Accepte et demande...
Sortir de ce tourbillon si chaud,
Penser l'impensable... et sentir la honte...
La femme triste a écrasé sa cigarette.
Elle regarde à présent le mur et se raidit.
Ses épaules et ses seins pendent lamentablement vers l'avant.
Ses pieds débordent des petites chaussures ne pouvant plus les contenir...
Gonflée comme un animal gavé, hirsute, gauche, difforme, elle pleure la femme perdue,
La femme éteinte derrière le présent.
Sur la table, une gigantesque boîte à cachets multicolores attise son regard.
Elle saisi entre les doigts une petite pastille rose pastel,
La gobe,
Boit en avalant par à coups comme un petit enfant menacé.
Elle sourit soudain,
S'appuie sur le dossier de sa chaise, tranquille,
Et,
Lentement,
Dégringole le long des plis creusant sa face..
"Je... Je n'aime pas la musique...", dit-elle enfin.
Bruxelles, 1998, À une voisine en "réinsertion" suite à un internement psychiatrique.
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