C’est la fête des Pères.
Un père, là au loin, de l’autre côté du Monde,
Est parti pour toujours.
C’était un père
Pour tous;
Les riches, les pauvres, les noirs, les blancs, les rouges...
C’était un père sans jugements,
Mais traversé par la parole exacte.
Humble, vivant dans le total dépouillement,
Il reproduisait chaque jour le miracle des poissons.
Qui foulait le pas de sa porte n’avait jamais faim,
N’avait jamais soif,
Trouvait une couche où s’allonger,
Un rayon de soleil couvrant le visage.
Tous, chez lui, étaient bienvenus.
À toute heure, à tout moment de la journée,
La porte était ouverte,
Les fenêtres aussi.
Hommes d’affaires, diplomates ou petits bandits,
Evandro ne voyait que l’homme,
Evandro ne craignait pas l’homme.
Loin des doctrines et des dogmes,
Le Père de Saints n’avait jamais cherché à convaincre personne;
Ni de la supériorité de sa religion, ni d’une vérité absolue.
Son corps recevait les lignées spirituelles dont son sang était constitué:
Indiens, caboclos, vieux noirs, malandros chics, femmes du peuple, princesses turques et tziganes à la dérive...
À l’heure des dogmes radicaux,
À l’époque des théologies de l’opulence et des manichéismes moralisateurs,
Evandro résistait;
Une cabane de torchis sur terre battue entourée des derniers palmiers de la ville,
Des derniers arbres de ce quartier de Sâo Luis.
C’était le reste d’un ancien monde...
Un monde condamné à disparaître,
Fait d’humilité, de simplicité, d’écologie intuitive,
Où le tambour résonnait toute la nuit,
Comme pour rappeler à l'univers la première essence dont il fut fait.
Evandro,
Vieux Père,
Jamais tu n'interrogeais, jamais tu n'a jugé personne...
Evandro,
Tu m’as mise au tambour comme on y place un enfant apprenti...
Evandro,
Tu nous as adoptés tels que nous sommes...
C’est comme si un nouveau monde d’amour ouvrait ses portes,
Habité d’une énergie réunissant les hommes sans le verbe,
Sans les pièges du logos et les théâtres qu’il se joue.
Tambours, tambours, tambours,
C’est fini.
Ils détruiront ta petite maison et abattrons tes palmiers.
Les immeubles y pousseront comme des champignons,
Moisissant sous les pluies tropicales qui rendaient ton jardin si vert.
Le monde moderne en aura vite fini des restes de ta petite terre rouge.
Alors il ne nous restera que le souvenir;
Une après-midi à siroter une bière fraîche sous ton manguier,
Le soleil dans les yeux,
Entre une vieille femme noire au regard perçant,
Un jeune gay battu que tu avais recueilli,
Des enfants vagabonds venus boire l’eau de ton puits,
Une fille-mère abandonnée avec son petit accroché au sein.
Voilà Evandro…
Ton cœur a cessé de battre le jour des pères,
Et le monde en aurait tant encore à apprendre de toi...
Ce monde qui prêche l’opportunisme et l’hypocrisie.
Mais tu n’étais pas une grande gueule,
Tu construisais des cathédrales à l’ombre de tes tambours,
Et la flamme d’une bougie te servait à éclairer toutes tes nuits.
Oui Evandro,
On a perdu un grand homme,
Un grand père,
Et le pilier d’une longue lignée,
Le bastion de glaise
De ce qui reste de la culture la plus humble et hospitalière du monde...
Issue du croisement de trois peuples en un seul lieu:
L’Indien, l’africain, l’européen.
Je suis loin mais
Je suis là,
Evandro,
Et me résigne à coup de larmes
À ta mort:
Une bibliothèque qui brûle,
Un arbre déraciné,
Et nous, oisillons tombés au sol,
Forcés à ne garder de toi que LA VOIX, cette terrifiante voix capable de se métamorphoser au gré de tes incorporations...
Au revoir, Père.
Hommage à PAI EVANDRO, "Pai de Santo" du "Terreiro do Matão" à São Luís, Maranhão, Brésil
Constance Cunha, Juin 2013
Musique russeÉcriture automatique en écoutant le premier concerto pour piano de Prokofiev.
Musique russe.
Encore elle, au bout de la nuit du temps sans ombres.
Fidèle, jusque dans les entrailles de l'hiver.
Le noir opaque de ce ciel tarde à assister l'aube dans son désespoir hivernal.
Russe écrasant le froid, vivant avec lui, en lui.
Piano.
Compositeur jeté sur les chemins des années de guerres,
Musique martyre des conflits de l'homme, de la sempiternelle et immuable exploitation de L'homme par l'homme.
Exils.
Au-delà des terres, au-delà des mers.
Paris, Amériques,
Sonorités d'outre-mer déteignant sur la neige,
Caléidoscope imaginaire dénué de sang, au moins.
Musique russe, aux limites du possible et de l'humain.
Exploration de l'âme sans complaisance.
La folie reste la béquille du désespoir.
J'aurais voulu être pianiste de concert... Pouvoir
Souffrir jusque dans les os cette folie;
Solitude de l'âme poussée à l'extrême dans sa résistance face à la pression de tous, de tous ces autres...
L'orchestre symphonique tonne.
Le piano résiste.
Ne pas céder au conformisme de la masse.
Mais chez Prokofiev, la masse ne se conforme pas.
Elle chante.
Dépasser la peur, ne croire qu'en ce qu'on sait de vrai.
Se foutre de ce monde tout entier; duels et guerres, violences et passions.
Musique russe, qui ne mesure jamais ses excès.
Pourquoi le ferait-elle?
La mesure et le contrôle de soi proviennent d'une Europe où l'état applique la tempérance. L'oppression fait naître malgré elle les plus grands chefs d'oeuvre de l'art.
Morne tiédeur de l'ouest, rejet du massacre vers des zones plus obscures de la conscience ...
Et le voilà qui réapparaît tous les cinquante ans dans sa forme de violence la plus explosive! ... Quand elle ne reste pas sous-jacente à toutes les filières présentées comme miroirs aux Alouettes... Europe de l'ouest innocente, toujours à l'écart de sa faute, flasque et béate infante du déni. Mais pourquoi naître ici? Le confort achève l'art par le ridicule.
Quel manque d'alcool fort, d'effluves culinaires amoureuses, d'extrêmes fantaisies voyageuses, de bohémie et de joie! Être Joyeux c'est être fou, sur une terre microscopique où les pleurnicheries sont légion, faute de douleurs véritables au fond du ventre.
Musique russe.
Jeux de pouvoirs.
Violences des passions.
Musique à la merci des tempêtes révolutionnaires, parfumée par les douleurs arrachées aux Exils.
Stravinsky. Prokofiev.
Cassez la mesure,
Montez les tonalités les unes contre les autres, les unes sur les autres!
Défiez le temps, le jour, la nuit, le froid, la glace et le gel.
Bousculez la vie convenue et convenable que le siècle qui vous entend a déposé comme un voile de terreur sur la lumière de nos rêves.
Le pianiste arrondit par la circularité et le poids des mouvements de ses bras le rapport de force perpendiculaire du marteau vers la corde.
Vibrations.
L'orchestre soudain pleure.
Les violons s'engouffrent dans une colonne de lyrisme qui pousse les masses sonores nuageuses vers des zones inconnues.
Dissonance imprévisible à la croisée des chemins.
Temps suspendu, défilant subitement comme une locomotive sibérienne lancée à toute allure dans sa course aveugle... Les violoncelles et contrebasses, lourds du poids des images enneigées, pèsent en contrebas du tissu symphonique.
Au milieu de ces étages harmoniques, lui, le piano, trace de plus grandes courbes, tel un esprit en fuite vers des destinations mentales inconnues. Combat. Lute. Confrontation de forces opposées. Seul contre tous. Tous avec l'un: pousser, tirer, dévier. Le lièvre tourne le persécuteur en bourrique.
Prokofiev. Des mains de la longueur des avant-bras. Le piano, pour un cerveau aux dimensions d'un pays-continent, devient un jouet entre les mains d'un géant.
Concerto de Prokofiev.
Échapper à la réalité en fusionnant avec la musique. Préférer une forme de folie passagère à l'hypocrite tristesse de ce quotidien d'une Europe occidentale en faillite culturelle, matérielle et humaine.
Musique russe ...
Constance Cunha
Un matin d'hiver 2010, dans le train.
Intouchable
Au tournant d'une allée boueuse transformée en torrent par les eaux du ciel,
Une femme attend...
Une femme sous la mousson.
Ses yeux scrutent une brèche éventuelle entre
Les gouttes de pluie.
Elle attend.
Un pan de tissu, une étoffe flétrie jetée sur
Ses cheveux noueux la protègent.
D'un regard en permanence aux aguets
Elle semble chercher un endroit où s'abriter.
Elle pose la main sur l'épaule de son petit garçon.
Il est tout mouillé.
Longue est sa chemise, trop longue.
Leur peau foncée luit sous l'eau ruisselante.
Le fond de leur regard a la blancheur des pics himalayens.
Sa tête vire, s'arrête devant la vitrine du café.
Son visage se fige, son regard se fixe.
Une lumière scintille au fond de ses yeux.
Elle entrouvre ses lèvres sèches et craquelées,
Murmure derrière le silence de la vitre une forme d'incantation...
C'est l'incantation de la faim,
Celle qui noue le corps à en éliminer la voix.
L'intouchable de la rue n'a pas de père.
Il n'est l'enfant de personne.
Son existence suit la souffrance d'une femme en guenilles;
D'une femme dotée d'une beauté aussi bouleversante qu'anonyme,D'une femme qui attend, Qui crève la faim.
Que de Dieux pour toi, petit!
Une étoile a du se perdre dans les rues de l'Inde...
Chaque jour ne nous fait-il pas clouer un enfant sur
Une croix du monde que nous pensons construire?
Fils de tous ces Dieux,Fils de l'homme,
Homme qui se sacralise en se prenant pour le fils de Dieu.
La décalcomanie des croyances importe peu...
Il paraît que les premiers seront les derniers et que les derniers seront les premiers.
Ici aussi,La subtilité réside dans la foi au passage...
Attendre, revenir, partir...Lumière intemporelle...
Infini espace... Magie! Inde! Magie!
Comme tout cela nous rapproche de l'imaginaire...
Vivant imaginaire...
Au tournant d'une allée boueuse transformée en torrent par les eaux du ciel, Elle attend.
Pourquoi elle, là,
Moi, ici, derrière la vitre du café?
Pourquoi?
Constance Cunha.
Dahramsala, Inde, 1998.

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